Cacophonie dans un coin du lobe temporal, la réalité se dissout, remplissant les synapses de chimères. Elles dansent, chantent, s'envolent et meurent, une à une, sans origine et sans issue. Comme une bacillaire bouffée par sa tuberculose, Anke crève à petit feu, depuis que Claude a fait étincelle à l'acrotère de son bûcher. Et elle brûle, elle brûle de l'intérieur ! Une vieille poupée de coton incendiée par des sensations interdites. Elle aurait fendu son bide en deux pour aller chercher celles-ci dans ses tripes, si seulement elles pouvaient s'y reposer. Mais c'est pourtant bien dans ses ventricules que la malédiction s'est logée, terrible, imperturbable. Impossible d'aller trifouiller dans les côtes pour aller la chercher. Symbiose indésirable.

Claude est une persona non grata.
Et pour cela, Anke l'ostracisera encore davantage.

« Avale-la. » ordonne-t-elle, entre les pacotilles des petites gens qui content des routines miteuses. Elle n'a pas esquissé un sourire, depuis qu'elle a franchi le seuil de l'Eden's Gate. Une porte de paradis qu'elle ne connait plus, enterrée sous plusieurs décennies de mémoires égrotantes. Elle est constipée, Anke, incapable d'évacuer la rage qui pollue ses tripes. Pas même le goût du whisky ne semble peindre quelques couleurs sur le tableau anthracite de son esprit. « Elle ne mérite pas mon affection. » En face d'elle, Diego l'observe. Il n'était pas un homme, à leurs débuts, il n'était qu'un outil, un Charybde qui absorberait tous les navires émotionnels qui voguent sur ses océans. Mais si, au fil de toutes ses excursions, des centaines de navires ont quitté la surface, ce ne fut que pour s'échouer dans ses abysses. Et le cimetière à bateaux dort paisiblement, dans le silence de la mort de son âme, qui s'effrite, un peu plus à chaque fois. « Elle ne mérite pas ma putain de miséricorde ! » dit-elle en frappant du poing sur la table, dans un grincement de dents. La promesse de ne plus y revenir, et pourtant Claude a rouvert la brèche, de ses mains nues, comme une sauvage. « Elle ne mérite que ma haine, et une balle en pleine tête. » Mais la volonté n'est pas assez puissante pour assécher la retenue, ou pire, la tendresse.

La guerre ne pourrait pourtant prétendre accepter la paix.

Il fonctionne en lubies. Profondes, intenses et sincères, elles le prennent au cerveau, au cœur et aux reins. Elles donnent une nouvelle coloration, vert-d’eau aujourd’hui, au brouhaha familier de l’Eden’s gate. Cette semaine a le goût du martini et de la menthe, le roulis de cinq dés dans le creux de sa paume. L’excitation des jeux de hasard s’accroche étroitement à cette entité nerveuse qui, en lui, ne s’éclaire que quand on lui donne de l’addiction et de la poudre blanche. Il est ivre ; rit aux éclats alors que le fracas des dés de pierre sur le bois de la table noie brièvement les piaillements de sa cour. Puis soudain, l'ordre qui tonne, provient de nulle part. Et Diego sourit, malin comme un chat, le rouge de l’ivresse haut sur ses pommettes et la flamme de l’alcool incandescente dans ses yeux. Elle est belle, incroyablement belle mais sa froideur est cacophonique dans ce lieu de perdition ; glacée comme un carrelage immaculé, comme la mort, comme la lame et comme la guerre qu’elle incarne. Elle est assise à ses côtés et il a presque envie de toucher sa joue, de savoir si cette aura se vérifie au contact de sa chair.
Mais, en lieu et place, il rit haut et clair, encore. Ses doigts se posent un à un sur les cinq dés, dans l’ordre de la suite que le hasard lui a donné. Chance insolente. « Tu es toujours si intense, Anke ! Tu as pris un verre, mais as-tu essayé de rejoindre la fête ? Je suis sûr que Valentina se ferait un plaisir de t’y aider ». Un clin d’œil et un nouveau sourire, rangée de dents d’une blancheur éclatante. Se détendra-t-elle vraiment ? Il en doute. Probablement même qu’il ne s’attend pas à ce qu’elle essaye ; plutôt qu’elle réalise combien elle jure avec cette atmosphère. « Joue le jeu, Anke. Mon domaine, mes règles », mots glissés, provocateurs, pour rappeler qu’ils sont après tout du même rang. Comme un roi dans son trône, blouson en cuir jeté sur ses épaules, il attend le respect des uns, pourquoi pas la dévotion des autres ; il surjoue même son propre caractère, y ajoute des tournures, des formes surannées. Perché sur le comptoir du bar, comme une sculpture majestueuse, Duke les observe de ses profonds yeux de paon. La joueuse suivante s’empare des dés aussitôt qu’il relâche la pression qu’il exerçait dessus de ses doigts. Quand il parle, par instants, quelque chose comme une buée semble se former au coin de sa bouche ; la lumière s’y accroche, décompose l’humidité en mille minuscules arcs-en-ciel alors qu’il se gorge de l’excitation d’une voisine, du plaisir d’une autre. Ses yeux se troublent encore. Il sourit, une débauche de lignes candides creuse son visage. « J’aimerais tant pouvoir te dérider. Tu parles de passion… Nous y cédons tous ici. Pourquoi ne pas essayer ? » Voix vibrante de ce désir à peine contenu, celui d’un beau spectacle et d’une décadence.