Vault of Lights
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visages d'outre-tombe — ft. Anke
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(#) Ven 28 Oct - 3:30
visages d'outre-tombe
Une odeur délicate d'embruns chatouille son nez. L'on pourrait croire, qu'avec les ans, vient l'indifférence face à la mer. Au contraire. Les saisons n'ont fait qu'affiner sa perception ; il pourrait fermer les yeux et savoir l'heure presqu'exacte, juste au parfum. Les minutes se suivent et ne se ressemblent pas sur les rivages de Chios, et lui qui en est le gardien, sait les prédire mieux que personne.

Ainsi, il pourrait ne plus voir, il saurait que l'heure du crime d'approche, celle qu'on appelle Minuit, qui stimule les oiseaux de nuit et désespère les insomniaques. Lui n'est ni l'un ni l'autre, il est un simple gardien pour qui la lumière doit être un paramètre secondaire. Mais il sait rendre à l'astre nocturne les hommages qu'il convient, au moins une ou deux nuits par mois, les autres étant consacrées à son labeur, son éternelle surveillance, en haut d'une tour d'ivoire illuminant le port - le phare. Certes, il fait trop froid ce soir pour qu'il plonge entre les vagues, quand bien même son sang doré ne craint guère la morsure du gel. Mais il n'est jamais trop sombre pour perdre ses pas le long des quais, à la recherche d'une inspiration ou d'une respiration, qui semble éternellement manquer.

Il a constamment l'impression d'être perdu. Il connait chacun de ces pavés, pourtant il lui semble toujours être sur un chemin inconnu. Où va-t-il, voilà des éons qu'il se pose la question. Sans doute faut-il y voir les conséquences de sa fréquentation des humains qu'il protège, les exilés. Celles et ceux qui ne savent jamais où conduiront leurs pas, où les jettera le conflit ou la misère, celles et ceux qui sont partis d'un lieu cher à leur cœur sans savoir où serait le prochain, celles et ceux enfin qui ont dû quitter un être aimé... eux non plus ne savent pas où ils vont, après avoir quitté celui en qui il voyait avenir et bonheur. Ils ne savent pas, mais ils marchent, parce que quelque part l'exil est un moyen d'échapper à tout, échapper à la mort, échapper à la vie, échapper à l'amour, échapper à la haine, et qu'à défaut de pouvoir rester, quel autre choix que celui de partir.

Anciens mots d'un philosophe chinois dont il a eu des échos, au détour d'un des rares livres qu'il a pris le temps de lire cette année, Lao Tseu murmure à son encéphale, "il n'y a point de chemin vers le bonheur. le bonheur c'est le chemin", et il trouve cela cruellement vrai. Alors, lui aussi il marche, il marche même s'il a toujours son "chez lui", le phare, il marche, Aslem, à l'image de ses protégés.

Inspiration, expiration. Le même rythme de respiration qu'Ostara, sa comète blottie dans le col de son manteau élimé, hirondelle fatiguée qui préfère les heures claires et s'endort sur son épaule. Les embruns se rapprochent tandis qu'ils descendent sur la plage. Il ne sait même plus lorsqu'il a quitté le port. Il marche encore, quelques minutes avant de, dans un soupir, soudain las de cette marche sans but, se laisser tomber en arrière, les paumes et le bas du dos enfoncés dans la dune, puis la tête, les cheveux bruns qui se mêlent à l'argent éteint du sable. Il enroule son vieux keffieh derrière sa nuque, comme un simulacre d'oreiller. Dormira-t-il à la belle étoile ? Sans doute, le temps de quelques embruns. Le froid et l'humidité le réveilleront et il quittera avant l'aube ce matelas de limon pour rejoindre le Phare, reprendre sa veille.

A moins que des bruits de pas le tirent d'un sommeil trop léger pour en porter le nom. A moins que le craquement de lourdes bottes ne le poussent à se redresser, la chevelure sombre emmêlée, le reste, chiffonné. Il ne se lève pas tout à fait, il attend, ses yeux clairs pourfendent l'obscurité à laquelle il est accoutumé, et il voit une silhouette se découper, fantôme suivant ses pas, une silhouette qu'il n'a vu que de loin, dont il ne connaît le nom par la rumeur et les faits par l'écho... Il reconnaît la Guerre, celle qui jette si souvent ses protégés sur les routes. Il reconnaît son bruit, son parfum et son rythme. Il l'a toujours évité, trois demi-siècles durant et voilà qu'elle doit croiser enfin son chemin. Il l'a contournée parce qu'il la connaît déjà trop bien, par les larmes des orphelins et les gémissements des vieillards qu'elle laisse derrière elle. Oui, il la connaît déjà trop, par ses conséquences immuables.

Alors Aslem n'a pas besoin de connaître l'Aster qui l'incarne, il n'en a même aucune envie... encore moins désormais qu'à une simple méfiance, s'est ajouté, à son coeur pourtant si doux, des sentiments qu'il connait bien mal : la colère, la rancoeur et, peut-être, s'il osait, la haine. Car la Guerre, cette fois, il y a deux années maintenant, a emporté un être qu'il connaissait réellement. Pas un être humain, non, un autre astre comme lui, un de ses rares amis, du moins l'un de ceux qu'il appelait ainsi avant sa retraite dans le phare... Ils n'étaient plus très proches, voilà des années qu'ils n'avaient pas parlé. Et pourtant, lorsqu'il a su sa mort, lorsqu'il a appris que les Jeux l'avaient piétiné, sans pitié, Aslem a pleuré. Pleuré devant l'imprudence de cet ami, le non-sens de ces Jeux qu'il n'a jamais compris, l'indécence de ce spectacle qui le répugne, et enfin il a pleuré de rage contre cette Guerre qui a pris une nouvelle vie, une vie qu'il a chéri.

Alors, quand elle s'avance vers lui, celle qu'on appelle Guerre, l'Exil sent des années de douleur et de rancune tues revenir à ses lèvres, comme une vague violente remontant la plage à toute allure. Il ne réfléchit pas, il parle et, ô étrange anomalie, il y a du venin dans sa gorge tendre et des flammes dans ses iris humides :

- Partez. Vous n'êtes pas la bienvenue ici.  

Son dos s'arrondit, il se lève cette fois, soudain l'Exil prend de la place, il redresse la tête, le bruit des pas des réfugiés qui gronde dans sa voix, l'imprécation sur le seuil de ses lèvres, l'invocation furieuse d'un gardien qu'on a dérangé :

- Sur ce sable-ci, on ne verse pas de sang. Partez.
Aslem Al-Rakis
Aslem Al-Rakis
pseudo : ju-siloni-lowe
élu.e de neptune
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